02-08-2025
La dernière fois
La dernière fois qu'il est venu manger à la maison, sa main tremblait en tenant sa tasse de café. « Tu vois ? » Ben oui, je vois, Pierre. C'est la seule fois qu'il a évoqué sa maladie. Il ne voulait pas m'en parler. La dernière fois que je lui ai demandé comment il allait, il ne m'a pas dit « comme un vieux monsieur », sa réponse habituelle. Il m'a plutôt répondu, avec son humour doux-amer : « Je vais comme quelqu'un atteint d'une maladie dégénérative : je dégénère. » Il en a eu assez de dégénérer.
On me demandait souvent comment il était, Foglia, dans la vie. Il était comme dans ses chroniques. Tantôt drôle et émouvant, tantôt râleur et sardonique, toujours curieux et potineux, à la fois conscient de sa valeur et complexé, gentil et nono, avec une acuité de l'esprit et un esprit de contradiction hors du commun. Généreux et encourageant, aussi doux qu'il pouvait être dur dans ses écrits, voire cruel et intraitable avec les gens qu'il aimait, par crainte absolue de paraître complaisant. « C'est fou comme ce tendre bougon suscitait de l'affection ! », me disait cette semaine avec raison son amie Françoise.
« T'as su pour Foglia ? » C'est la blague qu'il m'aurait faite aujourd'hui s'il était encore là, après tous ces hommages. Il aurait trouvé qu'on en fait trop pour lui. Il trouvait souvent qu'on en faisait trop. Il avait en horreur les hagiographies. Il se serait moqué de nos épanchements, peut-être pas si gentiment. Moque-toi pas de ma peine, mon tabarnak !
Pierre ne m'a jamais raconté une histoire dont il ne s'est pas servi éventuellement, des jours, des semaines, voire des mois plus tard, dans une chronique. C'était systématique. Sa vie tournait autour de sa chronique comme une roue de bécyk (qu'il écrivait le plus souvent sans « c » ; j'ai vérifié). Et vice versa.
« J'arrive de faire quelque chose et je sais que je vais en tirer une chronique.
— Tu le sais tout le temps ?
— Souvent. De toute façon, c'est là. C'est comme une banque de données. Je suis comme tous les gens du métier. On est tous des banques de données. On ne sait pas si ça va servir ou pas, mais c'est là. »
Je ne le cite pas de mémoire, comme il avait l'habitude de le faire dans ses chroniques. Il n'enregistrait rien, prenait des notes sommaires, se fiait à sa mémoire. C'était sa façon de retenir l'essentiel. Une licence artistique (comme son allergie quasi blaisienne à la ponctuation ; parlez-en au pupitre…) qui faisait de lui cet écrivain-journaliste unique.
Il était un livre ouvert pour ses lecteurs, qu'il invitait, à la fois pudique et impudique, dans son univers.
C'est pour ça que nous nous sentions si complices, attirés par la lumière de son phare, en page A5, comme des papillons de nuit. Peu importe qui nous étions, de quel milieu, de quelle orientation ou de quelle idéologie. Et puis il y avait sa plume, qui coulait de source, à force de peaufiner ses textes jusqu'à en extraire la substantifique moelle.
S'il y a un sujet auquel il a beaucoup réfléchi, mais dont il a peu parlé dans ses chroniques… c'est de ses chroniques. Je lui ai proposé de l'interviewer à propos de son rapport à son métier, pour un projet de livre qui n'a jamais vu le jour. Comme du reste ce projet de recueil de chroniques sur lequel il a planché à la retraite, après avoir refusé pendant des décennies les propositions d'éditeurs, parce qu'il n'aimait pas ce que d'autres avaient fait de ses textes. « Les gens confondent tout, m'avait-il confié. J'écris pour ne rien dire, c'est vrai. C'est ce que je veux faire. Mais je ne veux pas surécrire pour ne rien dire. »